4

 

 

Frère Jérôme, qui surveillait et critiquait tous les religieux, jeunes et moins jeunes, qu’ils soient ou non confiés à sa garde, avait été frappé par le silence qui régnait dans une cellule du dortoir, alors que tous les autres se levaient, comme il convient, pour prime. Il prit sur lui d’aller jeter un coup d’œil, assez surpris en l’occurrence, car frère Eluric passait ordinairement pour un modèle de bonne conduite. Mais même les justes connaissent des moments de relâchement et, l’occasion de tancer vertement un être aussi exemplaire se présentant rarement, il n’allait pas la laisser passer. Mais cette fois dans son zèle, Jérôme en fut pour ses frais et ses pieux reproches ne purent se donner libre cours – la couchette était intacte, la cellule vide, le bréviaire ouvert sur le petit pupitre. Frère Eluric était probablement sorti du lit dès potron-minet et devait se trouver déjà à genoux quelque part dans l’église, à prier d’une façon particulièrement intense. Jérôme se sentit frustré et fut encore plus désagréable qu’à l’ordinaire envers ceux dont le regard montrait qu’ils étaient mal réveillés ou qui descendaient en bâillant l’escalier de matines. Il n’appréciait pas non plus ceux qui se montraient plus dévots que lui... ou qui ne l’étaient pas assez. D’une manière ou d’une autre, frère Eluric ne perdait rien pour attendre.

Une fois qu’ils furent tous dans leurs stalles du chœur et que frère Anselme eut commencé à chanter l’office (comment un homme de plus de cinquante ans, dont la voix ronde était plutôt grave, pouvait-il atteindre ce registre aigu, que lui aurait envié un soprano enfant ? Ah quelle audace !), Jérôme recommença à compter ses ouailles et ce qu’il constata le combla d’aise : un religieux manquait, et c’était précisément frère Eluric, ce faux parangon de vertu qui s’était insinué dans les faveurs et la protection du prieur Robert, ce qui rendait Jérôme vert de jalousie ! Ses lauriers allaient être bien défraîchis ! Le prieur ne s’abaisserait jamais à voir lui-même si des déserteurs manquaient à l’appel, mais si on le lui rapportait, il ne manquerait pas d’y prêter attention.

Prime se termina et les moines regagnèrent l’un après l’autre l’escalier de matines pour finir leurs ablutions et se préparer pour le petit déjeuner. Jérôme traîna pour se rapprocher du prieur et lui susurrer à l’oreille ses vertueuses perfidies sur frère Eluric et son absence à l’église.

— Père, frère Eluric n’était pas là ce matin. Il n’était pas non plus dans sa cellule, qui est parfaitement en ordre. Je croyais qu’il nous avait devancés à la chapelle. Je me demande bien où il peut être et à quoi il pense pour négliger ainsi ses devoirs.

A son tour Robert s’arrêta, les sourcils froncés.

— Bizarre ! Surtout venant de lui ! Avez-vous été voir à la chapelle de Notre-Dame ? S’il s’est levé très tôt pour s’occuper de l’autel et qu’il soit resté longtemps à prier, il s’est peut-être endormi. Cela peut arriver aux meilleurs d’entre nous.

Mais frère Eluric n’était pas à la chapelle de Notre-Dame. Le prieur se hâta d’arrêter l’abbé qui traversait la grande cour pour se rendre à ses appartements.

— Père abbé, nous nous inquiétons quelque peu pour frère Eluric.

Ce nom sollicita aussitôt toute l’attention du supérieur dont le regard prudent se durcit.

— Frère Eluric ? Que lui est-il arrivé ?

— Il n’était pas parmi nous à prime et on ne le trouve nulle part. Il n’est en tout cas dans aucun des endroits où il devrait être à cette heure-ci. Et ça ne lui ressemble pas de s’absenter des offices, ajouta le prieur, beau joueur.

— En effet. C’est quelqu’un de sérieux, répondit presque machinalement l’abbé qui repensait à la scène du parloir, quand il s’était trouvé confronté au jeune homme très nerveux qui lui avait avoué son amour illicite et ses efforts pour y résister.

Ce souvenir n’était que trop vivant. Et si la confession, l’absolution et l’éloignement de la tentation avaient été insuffisants ? Radulphe, qui avait l’esprit de décision, hésitait sur la manière de se comporter quand ils furent interrompus par le portier qui arrivait vers eux en courant, la robe et les manches volant au vent ;

— Père abbé, il y a quelqu’un à la porte, le graveur sur bronze qui loue la vieille maison de la veuve Perle. Il a paraît-il quelque chose à vous confier qui ne saurait attendre. Il vous demande, mais il n’a pas voulu m’expliquer pourquoi.

Radulphe annonça aussitôt qu’il arrivait et, s’adressant au prieur qui manifestait l’intention de le suivre :

— Robert, envoyez des gens fouiller les jardins, la cour de la grange. Si vous ne le trouvez pas, revenez me voir.

Et il s’avança à grands pas vers le portail, son intonation autoritaire et sa démarche véhémente dissuadant quiconque de l’accompagner. Il y avait là trop de fils qui se mêlaient, la dame de la rose, la maison de la rose, le locataire qui avait accepté de se charger de la mission que redoutait Eluric, et maintenant ce même Eluric qui disparaissait alors qu’on apportait des nouvelles inquiétantes de l’extérieur. Un motif commençait à se dessiner dans la tapisserie, dont les couleurs n’étaient pas gaies.

Niall attendait à l’entrée de la loge ; son visage large à l’ossature puissante était encore pâle et figé sous son hâle de l’été, car il n’était pas bien remis du choc.

— Vous m’avez demandé, déclara calmement Radulphe, l’évaluant de son regard direct. Me voici. Que se passe-t-il de si grave ?

— J’ai jugé préférable, Excellence, de vous informer le premier et de m’en remettre à votre décision. J’ai passé la nuit dernière chez ma sœur, à cause de la pluie. Quand je suis rentré ce matin, je suis allé au jardin. Monseigneur, le rosier de Judith Perle a été à moitié détruit et l’un de vos religieux se trouve dessous, mort.

Après un bref et profond silence, l’abbé le pria de nommer le défunt, au cas où il connaîtrait son nom.

— Oui, je le connais. Pendant trois ans, il est venu au jardin couper la rose pour Mme Perle. C’est frère Eluric, le gardien de l’autel de sainte Marie.

Cette fois le silence fut plus long et plus profond. Puis l’abbé demanda simplement :

— Il y a combien de temps que vous l’avez découvert là ?

— C’était aux environs de prime, Excellence ; il était à peu près cette heure-là quand je suis passé devant l’église en rentrant chez moi. Je suis venu aussitôt, mais le portier ne voulait pas vous déranger pendant l’office.

— Vous avez tout laissé en l’état ? Vous n’avez touché à rien ?

— Je lui ai simplement soulevé la tête pour voir son visage. C’est tout. Il est exactement comme je l’ai trouvé.

— Bien ! affirma Radulphe, avec une petite grimace en utilisant ce mot qui convenait, bien qu’il fût si peu approprié à la situation. Si vous voulez m’attendre une minute. Il y a des gens que je vais envoyer chercher, puis nous vous accompagnerons à votre jardin.

 

Ceux qu’il prit avec lui, sans souffler mot à personne, même au prieur, étaient frère Anselme et frère Cadfael, témoins pour l’abbaye du contrat passé avec Judith Perle. Eux seuls avaient été mis au courant de la tentation de frère Eluric et connaissaient la désolante vérité qui avait peut-être son importance dans ce drame. De par sa fonction, le confesseur du jeune homme était tenu au silence et de toute manière frère Richard, le sous-prieur, n’était pas l’homme que Radulphe aurait choisi pour le conseiller en d’aussi sombres circonstances.

Tous quatre entouraient en silence le corps de frère Eluric, notant au passage le triste amas de tissu noir, la main tendre, le rosier massacré, le couteau sanglant. Niall s’était écarté de quelques pas pour les laisser tranquilles, mais il demeurait aux aguets, prêt à répondre à toutes les questions que l’on voudrait lui poser.

— Pauvre, malheureux enfant, murmura Radulphe d’une voix lasse. Je suppose que je l’ai abandonné sans retour, sans soupçonner l’étendue de son mal. Il m’a supplié de le relever de sa mission, mais il est évident qu’il ne voulait la confier à personne d’autre. Il a essayé de détruire le massif, puis il s’est tué.

Cadfael se taisait, examinant attentivement le sol piétiné. Tous avaient évité de marcher trop près, rien n’avait été dérangé depuis que Niall s’était agenouillé pour tourner vers le soleil le visage livide.

— Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? interrogea Anselme. Devons-nous considérer son geste comme un suicide, malgré la pitié que nous pouvons éprouver à son égard ?

— Vous envisagez une autre possibilité ? Cet amour interdit avait dû tant le torturer qu’il n’a pas pu supporter l’idée qu’un autre prenne sa place auprès de cette femme. Sinon pourquoi se serait-il glissé nuitamment jusqu’à ce jardin, pourquoi s’en serait-il pris aux racines du rosier ? Ces actes ont dû constituer le premier pas, dans son désespoir, vers l’effroyable tentation de se poignarder en même temps que les fleurs. Rien n’aurait pu fixer son visage dans la mémoire de la dame de ses pensées d’une manière plus terrible et plus définitive que cette mort. Vous connaissez tous, et pour cause, la mesure de sa désespérance. Et puis il y a le couteau à portée de sa main.

Ce n’était pas une dague, mais un honnête couteau à long manche, mince, tranchant, que n’importe qui aurait pu porter sur lui pour une foule d’excellentes raisons : pour couper sa viande à table, effrayer des coupe-jarrets lors d’un voyage, ou un sanglier rencontré d’aventure en forêt.

— À portée de main, intervint brièvement Cadfael. C’est bien là le problème.

Ils tournèrent prudemment les yeux vers lui, avec une lueur d’espoir.

— Regardez, ses doigts sont crispés dans le sol, continua-t-il lentement, et on n’y voit pas de sang, alors que le couteau en est couvert jusqu’à la garde. Touchez sa main, vous n’aurez pas de mal à constater qu’elle se raidit déjà en étreignant la terre. Il n’a jamais tenu cette arme. Si oui, n’aurions-nous pas trouvé le fourreau à sa ceinture ? Aucun homme normal ne porterait un objet pareil sans étui !

— Un homme normal, peut-être, acquiesça tristement Radulphe. Mais il en avait besoin, n’est-ce pas, pour s’attaquer au rosier ?

— Un tel couteau n’aurait pas pu infliger pareil dommage à ce massif, affirma Cadfael. C’est impossible ! Avec un fût aussi épais, il aurait fallu plus d’une demi-heure, même au moyen d’une arme parfaitement aiguisée, pour parvenir à ce résultat. On s’est servi de quelque chose de plus lourd, destiné à ce genre de travail : une faucille, ou une hachette. En outre, vous constaterez que la marque commence plus haut, là où un seul coup, deux au maximum auraient suffi à fendre le tronc, mais elle part en biais, vers le bas, et s’enfonce dans le fût où on a élagué du bois mort depuis des années, et ça a laissé cette trace.

— Je crains que frère Eluric n’ait guère eu l’expérience de cet engin, remarqua frère Anselme non sans une sèche ironie.

— Et il n’y a pas eu de deuxième coup, poursuivit Cadfael, imperturbable. Sinon le tronc aurait été complètement sectionné. Quant au premier coup, à mon avis il n’y en a eu qu’un, il a même été dévié. Le coupable a été interrompu. Quelqu’un s’est agrippé au bras qui tenait la hachette et a dirigé la lame vers l’épaisseur de la tige centrale. Je pense, sans pouvoir l’affirmer, qu’elle s’y est enfoncée profondément et celui qui l’utilisait n’a pas eu le temps de se servir de ses deux mains pour empoigner le manche et dégager son instrument. Sinon, pourquoi aurait-il sorti son couteau ?

— Vous prétendez, émit Radulphe, très attentif, qu’il y avait deux hommes ici cette nuit et non un seul ? Un qui s’efforçait de détruire et l’autre de l’en empêcher.

— Oui, c’est exactement ça.

— Et celui qui a essayé de protéger le rosier s’est accroché au bras de l’assaillant, a détourné la lame qui cisaillait le tronc et a reçu lui-même un coup de couteau serait...

— Frère Eluric, oui, je le crois. De qui d’autre aurait-il pu s’agir ? Il est certainement venu ici cette nuit de son propre chef, mais sans mauvaise intention, plutôt pour prendre définitivement congé de son rêve insensé, et contempler les roses pour la dernière fois. Mais il est arrivé juste à temps pour voir un autre homme avec des idées et des mobiles très différents, qui, lui, était venu détruire le massif de roses blanches. Eluric aurait-il accepté cela sans réagir ? Il a dû se précipiter pour défendre son arbre, il s’est pendu au bras qui tenait la hache avec le résultat que l’on connaît. S’il y a eu combat, comme ces traces le montrent, pour moi il n’a pas duré longtemps. L’autre, s’il ne pouvait pas utiliser sa hachette, portait un couteau. Il s’en est servi.

Il y eut un long silence ; chacun fixa Cadfael, commençant à comprendre ce que ses affirmations signifiaient. Petit à petit, une sorte de conviction se marqua sur leur visage, mêlée de soulagement et même de reconnaissance. Car si Eluric ne s’était pas suicidé, s’il était mort en chrétien, portant sa croix, et cherchant à empêcher un geste mauvais, alors sa place en terre consacrée était assurée et sa traversée de la vallée de la mort, malgré les péchés véniels dont il aurait à rendre compte, évoquait plutôt le retour du fils prodigue dans la demeure de son père.

— Si les choses s’étaient passées différemment, signala Cadfael, la hachette se trouverait encore dans le jardin. Or elle n’y est pas. Et ce n’est certainement pas notre malheureux frère qui l’a emportée. Ce n’est pas lui non plus qui l’a apportée. J’en jurerais.

— Pourtant, si tu dis vrai, objecta Anselme, méditatif, je m’étonne que l’autre ne soit pas resté pour terminer son œuvre.

— Non, il a dégagé sa hachette et a filé sans demander son reste de l’endroit où il avait commis un meurtre. J’imagine qu’il ne comptait nullement arriver à cette extrémité. Il a agi sous l’effet de la surprise et de la peur, quand ce pauvre garçon, scandalisé, lui a sauté dessus. Lorsque l’assassin a vu Eluric mort, il a dû être bien plus horrifié que si notre frère était resté en vie, et il s’est sauvé.

— Ce n’en est pas moins un meurtre, déclara fermement l’abbé.

— En effet.

— Il me faut donc le signaler au château. Il appartient aux autorités séculières de poursuivre les criminels. Quel dommage que Hugh Beringar soit parti dans le Nord, nous devrons attendre son retour, bien que je ne doute pas qu’Alan Herbard l’enverra chercher sur-le-champ et l’informera de ce qui s’est passé. Y a-t-il autre chose maintenant, avant que frère Eluric ne soit amené chez lui ?

— On peut toujours observer tout ce qu’il y a à voir ici, père. En tout cas, une chose est certaine, ce qui est arrivé s’est produit après la fin de l’averse. Le terrain était meuble quand ils sont venus sur place ensemble. Regardez comme ils l’ont marqué. Et le dos et l’épaule de l’habit de ce pauvre garçon sont secs. Peut-on le transporter maintenant ? Il y a suffisamment de témoins pour raconter comment on l’a trouvé.

Ils s’inclinèrent respectueusement et soulevèrent le corps que la rigidité cadavérique envahissait peu à peu et le déposèrent dans l’herbe, à plat dos. De la gorge aux chevilles, le devant de l’habit devait une teinte sombre à l’humidité du sol et une grande tache de sang marquait le drap à hauteur du sein gauche. Le visage, où s’étaient imprimées la colère soudaine, la crainte et la souffrance, avait maintenant perdu cette tension et avait retrouvé la douceur de la jeunesse et de l’innocence. Seuls ses yeux, à demi ouverts, témoignaient encore de l’inquiétude d’une âme troublée. Radulphe se baissa, les ferma d’un geste calme et essuya la boue sur ces joues pâles.

— Vous me soulagez d’un grand poids, Cadfael. Vous avez sûrement raison, il n’a pas mis fin à ses jours, on l’a assassiné d’une façon aussi cruelle qu’injuste, et quelqu’un aura à en payer le prix. Mais cet enfant est en sécurité, à présent. J’aurais voulu être capable de le comprendre mieux ; peut-être serait-il encore en vie.

Il réunit les deux mains fines de la victime et les joignit sur la poitrine couverte de sang.

— J’ai le sommeil trop lourd, avoua Cadfael non sans ironie. Je n’ai pas remarqué quand la pluie s’est arrêtée. Quelqu’un y a-t-il prêté attention ?

Niall s’était un peu rapproché, attendant patiemment au cas où on aurait encore besoin de lui.

— C’était terminé aux environs de minuit, affirma-t-il. Avant d’aller se coucher ma sœur a ouvert la porte, a regardé dehors. Elle a remarqué que le ciel s’était dégagé et la nuit belle. Mais il était trop tard pour que je songe à rentrer.

Il ajouta, comme pour expliquer sa présence à ceux qui l’avaient oublié depuis longtemps et qui se tournèrent vers lui :

— Ma sœur, son mari et les enfants vous confirmeront que j’ai passé la nuit chez eux et que j’en suis parti à l’aube. On pourra toujours prétendre que notre famille se tient les coudes, évidemment, mais je peux vous donner les noms des deux ou trois personnes que j’ai saluées en remontant la Première Enceinte ce matin. Eux aussi confirmeront.

L’abbé lui lança un regard surpris et préoccupé et comprit le sous-entendu.

— Ce genre de vérification de tous ordres est du ressort des hommes du shérif, objecta-t-il. Mais je ne doute aucunement de votre parole. Ainsi il ne pleuvait plus vers minuit ?

— En effet, mon révérend père. Je n’étais pas à plus de trois miles. C’était sûrement pareil ici.

— Cela concorde, approuva Cadfael, s’agenouillant près du corps. Il a dû mourir il y a six ou sept heures. Et puisqu’il est venu après que la pluie a cessé, alors que le sol était bien souple, on est en droit de supposer qu’ils ont laissé des traces. Regardez, ici ils ont piétiné partout ; on ne voit plus rien. Mais quoi qu’il en soit, tous deux sont arrivés de nuit, et un seul homme est reparti.

Il se releva et frotta ses mains humides l’une contre l’autre.

— Ne bougez pas d’où vous êtes et jetez un coup d’œil autour de vous. Nous aussi risquons d’avoir marché sur un indice important, mais au moins portons-nous tous des sandales à une exception près, tout comme Eluric.

Puis, s’adressant à Niall :

— Par où êtes-vous entré ce matin, quand vous l’avez découvert ?

— Par la porte, dit ce dernier, accompagnant sa réponse d’un mouvement de tête.

— Et quand Eluric venait chaque année chercher sa rose, par où passait-il ?

— Par le guichet de la cour de devant, comme nous. Et il était très discret, toujours.

— Donc, la nuit dernière, même s’il n’avait pas de mauvaises intentions, il ne tenait pas à ce qu’on le remarque ; il a certainement pris le même chemin. Voyons si on trouve d’autres empreintes que celles de ses sandales, murmura Cadfael, foulant soigneusement l’herbe en direction de la porte dans le mur.

L’allée en terre, rendue boueuse par la pluie, avait repris en séchant une surface unie, et les marques de leurs pas s’y détachaient clairement sous la forme de trois paires de semelles plates se chevauchant çà et là. Mais y en avait-il trois ou quatre ? Avec ces sandales ordinaires la pointure n’était pas une indication très sûre. Cadfael crut cependant pouvoir distinguer que parmi ces traces qui allaient toutes dans la même direction certaines étaient plus profondes que les autres. Celles de quelqu’un qui était entré quand le sol était plus humide qu’à présent, empreintes que par bonheur leur invasion matinale avait laissées intactes. Il y en avait aussi d’autres, plus larges et appuyées, appartenant à des chaussures normales et que Niall reconnut comme siennes, ce qui fut facile à vérifier.

— Je ne sais pas qui était l’intrus, articula Cadfael, mais il me semble qu’il n’est pas venu par-devant, comme ceux qui n’ont rien à cacher. Et avec un cadavre derrière lui, je doute qu’il soit sorti par là. Allons voir ailleurs.

À l’est, le jardin était bordé par le mur de la maison appartenant à Thomas le maréchal-ferrant, à l’ouest par celle de Niall, ainsi que sa boutique, aucune possibilité de s’enfuir par là. Mais sur l’arrière, de l’autre côté du mur nord, il y avait un enclos où l’on accédait très facilement depuis les champs et que ne surplombait aucun bâtiment. À quelques pas le long du mur, à proximité du rosier mutilé, poussait une vigne, aussi vieille que noueuse et qui donnait rarement du raisin. Une partie de son pied tout biscornu avait été arrachée du mur et, quand Niall vint y regarder de plus près, il constata qu’il avait été disposé latéralement pour servir de support et qu’un pied avait effectivement dû s’y poser pour escalader la muraille avec une hâte proche de la panique.

— Par ici ! C’est par ici qu’il est passé ! Le terrain est plus haut dans l’enclos, mais en quittant les lieux notre homme avait besoin d’un appui pour se sauver.

Les autres se rapprochèrent, très attentifs. La botte du grimpeur avait écorché l’écorce et sali les entailles de terre. En dessous, dans l’humus nu du parterre, l’autre pied, le gauche, avait laissé une empreinte parfaite, profonde, en cherchant à s’élever, car il avait fallu lever nettement la jambe. Il s’agissait bien d’une botte avec un haut talon, qui avait gravé une marque profonde, oui, mais pas autant qu’elle aurait dû l’être au niveau du talon, là où le soulier se posait ordinairement. A en juger par la forme, c’était une chaussure de bonne qualité, mais plus de première jeunesse. Il y avait une fine ligne de terre qui partait en diagonale de dessous le gros orteil, arrivait jusqu’à la moitié de la semelle et s’amincissait jusqu’à disparaître presque complètement, signe que le cuir devait être un peu déchiré. A l’opposé du talon affaissé, la trace des orteils remontait légèrement. L’homme restait certes inconnu, mais en marchant son pied gauche tournait depuis le talon vers la droite des orteils. En sautant, il avait laissé une marque très nette, mais il s’était impeccablement arraché au sol, et la terre humide, en séchant peu à peu, avait remarquablement conservé ce moulage parfait.

— La cire chaude, marmonna Cadfael se parlant à moitié à lui-même, l’œil scrutateur, de la cire chaude, une main qui ne tremble pas, et grâce à ce talon on le tient à la gorge !

 

Ils se penchaient avec tant d’attention sur cet endroit bien précis, dernier indice laissé par l’assassin de frère Eluric, qu’aucun d’entre eux n’entendit les pas légers qui s’approchaient depuis la porte ouverte ; ils ne se rendirent pas compte non plus du reflet léger du soleil sur la robe de Judith quand elle arriva sur le seuil. Ayant trouvé la boutique vide, elle avait attendu quelques minutes l’arrivée de Niall. Mais puisque la porte menant aux pièces arrière était grande ouverte, et que les rayons dorés du soleil jouaient sur le vert des branches à travers le logis, étant donné aussi qu’elle connaissait si bien la maison, elle s’était risquée à aller le rejoindre au jardin où elle pensait qu’il se trouvait.

— Je vous demande pardon, murmura-t-elle en apparaissant dans l’encadrement, mais les portes étaient grandes ouvertes. J’ai appelé...

Elle s’interrompit, surprise, inquiète, devant le petit groupe qui se retourna pour la dévisager, la mine consternée. Trois bénédictins en robe noire étaient réunis près du vieux pied de vigne et l’un deux était le seigneur abbé en personne. Que diable pouvaient-ils fabriquer en ces lieux ?

Niall réussit à se reprendre et se précipita dans sa direction, s’interposant entre elle et ce qu’elle pourrait voir si elle détournait le regard de l’abbé. Il tendit un bras protecteur, l’incitant à regagner la maison.

— Venez, madame, il n’y a rien ici qui doive vous inquiéter. Votre ceinture est prête. Mais c’est que je ne vous attendais pas si tôt...

Prononcer quelques phrases rassurantes ne semblait pas être son fort. Elle refusa de se laisser emmener. Par-dessus son épaule elle balaya du regard le jardin clos ; ses yeux dilatés pâlirent, prirent une couleur grise, froide, vitreuse, lorsqu’elle aperçut le corps inerte qui gisait, complètement indifférent, dans l’herbe. Elle vit le visage ovale et livide, les mains blanches jointes sur l’habit noir, le fût tailladé du rosier, les branches qui pendaient, arrachées au mur. Pour l’instant, le jeune mort lui était encore inconnu, et ce qui avait pu se passer en ces lieux échappait à son entendement. Mais ce qu’elle ne comprenait que trop bien c’est que ce qui était arrivé ici, et dont elle ne savait rien, entre ces murs qui jadis lui avaient appartenu, d’une manière ou d’une autre l’écrasait de tout son poids, comme si elle avait déclenché une terrible succession d’événements qu’elle était impuissante à maîtriser. Il lui semblait qu’une chape de culpabilité avait commencé à se refermer sur elle, ridiculisant ses bonnes intentions dont les conséquences s’étaient révélées tragiques.

Elle n’émit aucun son, ne s’effondra pas, ni ne céda aux supplications maladroites de Niall qui lui répétait, très inquiet, de venir s’asseoir calmement dans la maison et de laisser agir le seigneur abbé. Il l’avait entourée de son bras pour l’inviter à le suivre plus que pour la soutenir, car elle restait immobile, très droite, sans qu’un seul frémissement parcourût son corps. Elle lui posa les mains sur les épaules, refusant de se laisser emmener, décidée et résignée.

— Non, laissez-moi. Tout cela a un rapport avec moi. Je le sais.

A ce moment, tous se rapprochèrent d’elle, fort soucieux. L’abbé comprit qu’il ne pourrait pas tergiverser.

— Madame, que cette affaire soit de nature à vous affecter me paraît évident. Je ne vous dissimulerai rien. Cette maison, vous nous l’avez offerte, et l’on vous doit la vérité. Mais vous auriez tort de vous attribuer plus de responsabilités que toute dame bien née qui compatit lors d’une mort prématurée. Rien de tout ceci ne vous incombe et rien de ce qui va suivre ne relève de votre devoir. Rentrez dans la maison et tout ce que nous savons, je veux parler de ce qui est important, vous sera révélé. Je vous en donne ma parole.

Elle hésita, les yeux toujours fixés sur le jeune mort.

— Père, je ne voudrais pas vous rendre plus difficile une situation qui est sûrement déjà pénible pour vous, articula-t-elle lentement. Mais laissez-moi le voir. Je lui dois bien cela.

Radulphe la regarda dans les yeux et s’écarta. Niall retira presque furtivement le bras dont il lui entourait la taille de crainte qu’au moment où il l’enlèverait elle ne remarquât sa familiarité. Elle s’avança sur l’herbe d’une démarche très ferme et contempla frère Eluric. Dans la mort, il paraissait encore plus jeune et vulnérable que lorsqu’il était en vie, en dépit de son calme immuable. Tendant le bras vers le rosier blessé dont les branches oscillaient, elle cueillit un bouton à demi ouvert et le glissa soigneusement entre les deux mains jointes.

— Voici pour toutes celles que tu m’as apportées, murmura-t-elle, et, s’adressant à ceux qui étaient présents, en relevant la tête, elle ajouta :

— C’est bien lui. J’en avais le pressentiment.

— Il s’appelait frère Eluric, l’informa l’abbé.

— Je n’ai jamais su son nom. C’est drôle, n’est-ce pas ?

Les sourcils froncés, elle dévisagea tour à tour et bien en face le groupe d’hommes.

— Je ne le lui ai jamais demandé et il ne me l’a jamais donné.

Nous avions si peu à échanger, et maintenant il est trop tard pour y remédier.

Elle fut la dernière à détourner la tête et quand la première onde de souffrance l’atteignit après que cet engourdissement se fut estompé, c’est à Cadfael, qu’elle connaissait le mieux, qu’elle s’adressa.

— Allez à l’intérieur, à présent, répondit-il. Nous allons vous expliquer le peu que nous savons.

Une rose pour loyer
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